Les Haratine en Mauritanie : entre intégration culturelle et marginalisation structurelle
Les Haratine en Mauritanie
- Publié par Aidara cheikh --
- Monday, 22 Sep, 2025

Les Haratine en Mauritanie représentent un cas sociologique complexe, difficile à classer dans les cadres classiques de l’identité. Contrairement aux groupes ethniques habituellement définis par la langue, l’ascendance et les schémas culturels, les Haratine ne possèdent pas l’ensemble de ces caractéristiques. Ils appartiennent à l’espace arabo-hassani, parlent le hassaniya, pratiquent le soufisme et partagent les symboles culturels, traditions et coutumes sociales des Bidan.
Néanmoins, ils constituent une entité sociale distincte du fait de « l’histoire commune de l’esclavage », qui les a relégués aux échelons inférieurs de la hiérarchie sociale traditionnelle. Cela les rapproche de ce que Benedict Anderson a décrit comme une « communauté imaginée » : une collectivité façonnée davantage par la mémoire sociale et le discours que par des fondements objectifs et tangibles.
Dans le contexte traditionnel, les Haratine formaient la base de la pyramide sociale. Ils étaient assignés aux tâches manuelles, au service et à la production, tandis que les groupes dominants (les tribus bidanes) monopolisaient les ressources symboliques et matérielles. Cette répartition n’était pas seulement économique mais également culturelle et symbolique, conformément à la notion de violence symbolique développée par Pierre Bourdieu : une domination sociale intériorisée comme naturelle, qui se reproduit de génération en génération.
En ce sens, les Haratine n’étaient pas seulement marginalisés économiquement, mais faisaient l’objet d’une exclusion multiple : économique, culturelle et symbolique à la fois.
Avec l’émergence de l’État moderne, de l’éducation et de l’économie monétaire, de nouvelles opportunités se sont ouvertes pour l’ascension sociale des Haratine. Des élites haratine ont émergé à travers l’éducation, le syndicalisme et la politique, et certaines familles ont acquis une relative autonomie économique. Toutefois, cette mobilité est restée limitée, car le capital symbolique (selon Bourdieu) est demeuré largement monopolisé par les élites traditionnelles, tandis que la discrimination symbolique et sociale continuait de marquer le quotidien des Haratine.
Ainsi, les Haratine vivent une situation paradoxale : une intégration culturelle quasi totale dans l’espace arabo-hassani, contrebalancée par une exclusion sociale profondément enracinée qui les pousse constamment à réclamer une redéfinition de leur position dans la structure nationale.
Cependant, cette mobilité ascendante est restée d’un impact limité pour des raisons structurelles. Le système politique mauritanien, tout en offrant aux Haratine une représentation symbolique, a maintenu la répartition du pouvoir et de la richesse dans des cadres tribaux et régionaux. Dès lors, les acquis individuels ne se sont pas traduits par un changement collectif tangible.
Les élites haratine se sont retrouvées face à deux options contradictoires :
S’intégrer dans l’ordre existant, avec sa « symbolique bidane », reproduisant ainsi les mêmes schémas de domination mais sous de nouveaux visages ;
Ou s’aligner sur un discours protestataire visant à redéfinir l’identité nationale sur des bases plus égalitaires — une option freinée par la rigidité des structures traditionnelles et la résistance des élites dirigeantes à tout changement radical.
C’est ici que se révèle la contradiction de l’identité haratine : elle est culturellement intégrée — aucun clivage linguistique ou religieux ne la sépare du reste de la communauté arabo-hassanienne — mais structurellement exclue, ce qui engendre un état « d’aliénation interne ». Ce sont des citoyens qui partagent tous les marqueurs culturels avec les autres, mais qui ne bénéficient pas des mêmes droits ni du même statut social.
Le traitement de cette situation exige — comme le soulignent les sociologues politiques — le démantèlement de la structure historique de la stratification sociale, à travers des réformes juridiques, économiques et symboliques qui restaurent le principe de citoyenneté égale et dissocient l’appartenance de classe de la classification identitaire. À défaut, les Haratine resteront pris entre intégration superficielle et marginalisation réelle, dans une dialectique qui empêche la société mauritanienne d’achever sa transition vers un État moderne de citoyenneté.
Par Mohamed Abderahman Ould Abdallah
Journaliste, Nouakchott